IX
VIEUX AMIS ET VIEUX ENNEMIS

Le bras et la main, eux aussi, se fatiguent de tuer. Diego Alatriste eût donné ce qui lui restait de vie — et qui, à ce moment, pouvait bien ne plus valoir grand-chose — pour baisser les armes et s’étendre quelques instants dans un coin. À ce moment du combat, il continuait de lutter par fatalisme et par devoir, en soldat de métier qu’il était ; et c’était probablement cette indifférence quant à l’issue probable qui, paradoxalement, le maintenait en vie dans cette mêlée confuse. Il se battait avec autant de sérénité que d’habitude, en s’en remettant à son coup d’œil et aux réponses de ses muscles, sans réfléchir. Chez des hommes comme lui, et en de telles épreuves, la façon la plus efficace de tenir le destin en respect était de laisser l’imagination de côté et de confier sa peau à l’instinct.

Il extirpa son épée de l’homme qu’elle venait de transpercer en repoussant le corps du pied pour libérer plus aisément la lame. Autour de lui, tout n’était que cris, malédictions et gémissements ; et de temps en temps un coup de pistolet ou un tir d’arquebuse flamands éclairaient l’obscurité en laissant entrevoir les groupes d’hommes qui se battaient dans le plus grand désordre, et les flaques rouges que les oscillations du pont envoyaient dégouliner dans les dalots.

Maître d’une singulière lucidité, il para un coup de sabre, se fendit et répondit par un coup d’épée qui ne rencontra que le vide, mais il n’y attacha guère d’importance. L’autre se déroba et alla se mesurer avec quelqu’un qui l’attaquait par-derrière. Alatriste profita du répit pour s’adosser à une cloison et reprendre son souffle. L’échelle du château était devant lui, éclairée d’en haut par la lanterne, apparemment libre. Il avait dû tuer trois hommes pour arriver jusque-là, et personne ne l’avait prévenu qu’ils seraient si nombreux. Le haut château de poupe était un bon retranchement pour résister jusqu’à l’arrivée de Copons et des siens ; mais quand Alatriste regarda autour de lui, il vit que la moitié de ses hommes étaient acculés aux frontières de la mort et que presque tous se battaient et mouraient à l’endroit même où ils avaient pris pied sur le pont.

Résigné, il oublia le château et revint sur ses pas. Il y avait quelqu’un de dos, peut-être celui qui lui avait échappé un instant plus tôt ; il plongea sa dague dans les reins de l’homme et, d’une rotation du poignet, fit en sorte que la lame décrive un cercle pendant que l’autre s’écroulait en hurlant comme un damné. Un coup de feu tiré presque à brûle-pourpoint l’éblouit ; et sachant qu’aucun des siens ne portait de pistolet il se précipita vers l’endroit d’où était parti l’éclair, en tâtonnant. Il buta sur quelqu’un, des bras l’étreignirent, et il tomba sur le pont ensanglanté en donnant des coups de tête sur le visage de son adversaire et en les répétant jusqu’à ce qu’il puisse libérer sa dague et la glisser entre eux. Le Flamand hurla en se sentant blessé et s’échappa en rampant ; Alatriste se retourna, et un corps lui tomba dessus en murmurant en espagnol : « Sainte Marie Mère de Dieu, Jésus, Sainte Marie Mère de Dieu. » Il ne sut pas qui c’était et n’eut pas le loisir de s’en enquérir. Il se débarrassa de ce poids, se releva, l’épée dans une main et la dague dans l’autre, en sentant que l’obscurité, autour de lui, devenait rouge. Les hommes poussaient des cris épouvantables, et il était impossible de faire trois pas sur le pont sans glisser dans le sang.

Cling, clang. Tout semblait se passer si lentement qu’il fut surpris qu’entre chacun de ses coups d’épée les autres ne lui en assènent pas dix ou douze. Il reçut un coup violent à la figure et sa bouche se remplit du goût métallique et familier du sang. Il leva son épée, la garde à la hauteur du front, pour frapper du revers un visage proche : une tache très blême, brouillée, qui s’effaça avec un hurlement. Le flux et le reflux de la lutte portaient de nouveau Alatriste vers l’échelle du château, où la lumière était plus forte. Il se rendit compte alors que, coincée entre l’aisselle et le coude du bras gauche, il gardait l’épée arrachée à quelqu’un, des siècles plus tôt. Il la laissa tomber, se retourna, dague en arrêt, parce qu’il croyait avoir des ennemis derrière lui ; et à cet instant, au moment où il allait contre-attaquer avec sa rapière, il reconnut la face barbue et féroce de Bartolo Chie-le-Feu qui se démenait sans reconnaître personne, la bouche écumante. Alatriste se tourna dans une autre direction, cherchant des adversaires, juste à temps pour faire face à une pique d’abordage dont la pointe menaçait sa tête. Il esquiva, para, frappa, enfonça et eut soudain mal aux doigts quand, poussant jusqu’au fond, la pointe de la rapière s’arrêta net sur un os, avec un craquement. Il fit jouer son coude pour dégager l’arme et, en faisant un pas en arrière, il buta sur un rouleau de cordages, contre l’échelle. Clang. Ah. Il crut qu’il s’était brisé l’échine. Quelqu’un lui assénait maintenant des coups avec la crosse d’une arquebuse, et il se baissa pour protéger sa tête. Il se retrouva face à un autre et, incapable de reconnaître s’il s’agissait d’un ami ou d’un ennemi, il hésita, donna des coups d’épée, puis cessa d’en donner, au cas où il ferait erreur. Son dos le faisait terriblement souffrir ; il voulut gémir, pour se soulager — gémir longtemps, dents serrées, était une bonne manière de tromper la douleur, en la laissant s’échapper —, mais aucun son ne sortit de sa gorge. Sa tête bourdonnait, il sentait qu’il avait du sang dans la bouche, et ses doigts étaient tuméfiés à force de tenir l’épée et la dague. Un moment, l’envie l’envahit de sauter par-dessus bord. Je suis devenu trop vieux, pensa-t-il, désolé, pour supporter ça.

Il se reposa juste le temps nécessaire pour reprendre son souffle et revint, résigné, au combat. C’est maintenant que tu meurs, songea-t-il. Et à cet instant, alors qu’il se trouvait au pied de l’échelle et dans le cercle de lumière de la lanterne, quelqu’un cria son nom. C’était à la fois une exclamation de haine et de surprise. Déconcerté, Alatriste se tourna dans la direction de cette voix, l’épée en arrêt. Et alors, incrédule, il fit un effort pour avaler salive et sang. Que je sois crucifié sur le Golgotha, se dit-il, si je n’ai pas devant moi Gualterio Malatesta.

Pencho Bullas mourut à mon côté. Le Murcien se battait à l’épée avec un Flamand, et soudain celui-ci lui tira un coup de pistolet à la tête, de si près qu’il lui fit voler la mâchoire, piaf, dont des fragments me frôlèrent. De toute manière, avant même que le Flamand ait eu le temps de baisser son pistolet, je lui avais passé le fil de mon épée dans la gorge, d’un coup rapide et sec, en serrant la poignée de toutes mes forces, et l’adversaire tomba sur Bullas en gargouillant dans son langage. Je fis des moulinets autour de moi pour maintenir à distance quiconque prétendait approcher. L’échelle du château était trop loin pour espérer l’atteindre, et, comme les autres, je tentai de rester en vie le temps nécessaire pour que Sébastian Copons nous tire de là. Je n’avais plus assez de souffle pour prononcer le nom d’Angelica ni celui du Christ béni : je le consacrais tout entier à défendre ma peau. Pendant un bon moment, j’esquivai des coups de toutes sortes, en en rendant le plus que je pouvais. Parfois, dans la confusion de l’assaut, je croyais voir de loin le capitaine Alatriste ; mais mes tentatives pour le rejoindre furent inutiles. Entre lui et moi, il y avait trop de gens en train de s’entretuer.

Les nôtres tenaient bon en gens de métier, en se battant avec la résolution d’hommes qui savent tout miser sur une seule carte ; mais ceux du galion étaient plus nombreux que nous le pensions, et ils nous repoussaient peu à peu vers le bord par lequel nous étions montés. Encore une chance, me dis-je, que je sache nager. Le pont était couvert de corps qui gisaient immobiles ou se traînaient en gémissant, sur lesquels on trébuchait à chaque pas. Et je commençai à avoir peur. Une peur qui n’était pas exactement celle de la mort — mourir est une formalité, avait dit Nicasio Ganzúa —, mais celle de la honte. De la mutilation, de la défaite et de l’échec.

Quelqu’un attaqua. Il ne semblait pas grand et blond comme la plupart des Flamands, mais brun et barbu. Il m’expédia plusieurs coups du tranchant de son épée qu’il tenait à deux mains, mais sans succès ; je ne perdis pas la tête, je me concentrai bien, je me piétai fermement et, au troisième ou quatrième voyage que fit son bras, je lui perçai la poitrine, aussi rapide qu’un daim, en m’y enfonçant jusqu’à la garde. Ce faisant, mon visage vint presque heurter le sien — je sentis son haleine —, j’allai au plancher avec lui sans lâcher prise et j’entendis, derrière lui, la lame de mon épée se briser contre le plancher du pont. Une fois là, je lui portai cinq ou six bons coups de dague dans le ventre. Aux premiers, je fus surpris de l’entendre crier en espagnol, et je pensai un instant que je m’étais trompé, que je venais de tuer un camarade. Mais la lumière du tillac éclaira à demi un visage inconnu. Je compris qu’il y avait des Espagnols à bord. Et, à l’aspect et au casaquin de cet oiseau, des gens d’armes.

Je me relevai, étourdi. Parbleu, cela changeait la situation, et pas pour l’améliorer. Je voulus réfléchir à ce que cela signifiait ; mais la mêlée était trop ardente pour me laisser le temps de me creuser les méninges. Je cherchai une arme meilleure que ma dague et trouvai un sabre d’abordage : lame large, courte, et énorme coquille. Son poids dans ma main me consola tout à fait. À la différence de l’épée, dont le fil était plus fin et fait pour blesser de la pointe, il permettait de s’ouvrir un chemin en frappant de taille. C’est ce que je fis, chaf, chaf, impressionné moi-même par le craquement que produisait chaque coup. Je parvins près d’un petit groupe formé du mulâtre Campuzano, qui se battait le front ouvert par une entaille sanglante, et du Chevalier d’Illescas, qui ne luttait plus que sans conviction, épuisé, cherchant des yeux une ouverture pour se jeter à la mer.

Je vis une épée ennemie luire devant moi. Je levai le sabre pour dévier le coup, et je n’avais pas achevé ce mouvement que, avec un soudain sentiment de panique, je compris mon erreur. Mais il était trop tard : au même instant, d’en bas et de côté, quelque chose de perçant et de métallique perfora mon casaquin et pénétra dans ma chair ; et je frémis jusqu’à la moelle quand je sentis l’acier glisser, en grinçant, entre mes côtes.

Tout s’ajustait, pensa fugacement Diego Alatriste en se mettant en garde. L’or, Luis d’Alquézar, la présence de Gualterio Malatesta à Séville puis ici, à bord du galion flamand. L’Italien escortait la cargaison, et c’était pour cela qu’ils avaient rencontré sur le Niklaasbergen une résistance aussi inattendue : la plupart de ceux qui leur faisaient face n’étaient pas des matelots mais des mercenaires espagnols, comme eux. En réalité, cette tuerie se déroulait entre chiens du même chenil.

Il n’eut pas le temps de méditer davantage car, après la surprise initiale — Malatesta semblait aussi interloqué que lui —, l’Italien lui arrivait déjà dessus, noir et menaçant, l’épée pointée. Aussitôt la fatigue du capitaine s’évanouit comme par enchantement. Rien ne tonifie mieux les humeurs du sang qu’une haine recuite ; et la sienne s’enflamma en conséquence, bien ravivée et incandescente. De sorte que le désir de tuer s’avéra plus puissant que l’instinct de survie. Alatriste fut même plus rapide que son adversaire, car, lorsque vint la première botte, il était déjà en position ; il la détourna d’un mouvement sec du poignet, et la pointe de son épée arriva à un pouce du visage de l’autre, qui trébucha pour l’éviter. Cette fois, remarqua le capitaine en avançant vers lui, cet infâme enfant de putain avait perdu le goût de siffler tiruti-ta-ta, ou quelque autre maudite chanson.

Sans attendre que l’Italien se ressaisisse, il fit un pas en le pressant de près, le prenant entre son épée et sa dague, de sorte que Malatesta fut obligé de battre en retraite, en cherchant une ouverture pour riposter. Ils s’affrontèrent de nouveau impétueusement, sous l’échelle même du château, et continuèrent ensuite de près avec les dagues et en entrechoquant les gardes de leurs rapières, jusqu’aux haubans de l’autre bord. Là, l’Italien alla donner contre le bouton d’un canon de bronze, ce qui lui fit perdre l’équilibre, et Alatriste eut plaisir à lire la peur dans ses yeux quand lui-même se tourna à demi, sa main gauche pointant sa dague et sa gauche menaçant du tranchant de l’épée, pour frapper ainsi à la fois d’estoc et de taille, mais le capitaine eut la malchance, au moment d’exécuter ce dernier coup, que la lame de son épée tourne et frappe à plat. Cela suffit pour que l’autre lance un cri de joie féroce ; et, avec l’efficacité d’un serpent, il porta une botte d’une telle force qu’Alatriste, totalement pris de court, eût rendu incontinent son âme à Dieu s’il n’avait pas réussi à faire un bond en arrière.

— Comme le monde est petit, murmura Malatesta, en haletant.

Lui aussi semblait surpris de retrouver là son vieil ennemi. Pour sa part, le capitaine ne dit rien, se bornant à affermir ses pieds et à se remettre en garde. Ils restèrent ainsi à s’étudier, épées et dagues à la main, penchés en avant et prêts à reprendre leurs assauts. Tout autour la bataille continuait de faire rage et les hommes d’Alatriste d’avoir le dessous. Malatesta jeta un coup d’œil.

— Cette fois, c’est toi le perdant, capitaine… Le gâteau était trop gros pour toi.

L’Italien souriait avec beaucoup d’aplomb, noir comme la Parque, tandis que la lumière trouble de la lanterne accentuait les cicatrices et les marques de petite vérole sur sa figure.

— J’espère, ajouta-t-il, que tu n’as pas amené le marmouset dans cette boucherie.

C’était un des points faibles de Malatesta, pensa Alatriste, tout en lui portant une botte haute : il parlait trop, et cela ouvrait des trous dans sa défense. La pointe de l’épée toucha l’Italien au bras gauche et lui fit lâcher la dague avec un juron. Le capitaine profita de cette ouverture pour employer la sienne et lui en porter un coup si violent que, manquant son but, la lame alla frapper le canon, sur lequel elle se brisa. Un instant Malatesta et lui se regardèrent de très près, presque embrassés. Puis chacun dégagea prestement son épée pour prendre du recul et être le premier à s’en servir ; à la différence que le capitaine, prenant appui de sa main libre — et douloureuse — sur le canon, donna à l’Italien un formidable coup de pied qui l’expédia contre la lisse et les haubans. À ce moment, des grands cris se firent entendre sur le tillac, derrière lui, et le cliquetis de nouvelles lames se répandit sur le pont du navire. Alatriste ne se retourna pas, surveillant son ennemi ; mais à son expression soudain mortellement désespérée, il comprit que Sebastián Copons venait d’aborder le Niklaasbergen par la proue. Et en manière de confirmation, l’Italien ouvrit la bouche pour lâcher un effroyable blasphème dans sa langue maternelle. Quelque chose où il était question de cazzo di Cristo et de sporca Madonna.

Je me traînai en comprimant la blessure avec les mains, pour aller m’adosser à des cordages lovés sur le pont, près de la lisse. Là, je défis mes vêtements en cherchant la plaie, qui se trouvait sur le côté droit ; mais je ne pus la voir dans l’obscurité. Elle ne me faisait pas vraiment souffrir, sauf aux côtes que la lame avait atteintes. Je sentis le sang couler doucement entre mes doigts, filant sous la ceinture, sur mes cuisses, pour aller se mélanger à celui qui imbibait le plancher du pont. Je dois faire quelque chose, pensai-je, sinon je vais me retrouver saigné comme un verrat. L’idée me fit défaillir, et j’aspirai l’air à grandes goulées en luttant pour rester conscient ; un évanouissement était le moyen le plus sûr de me vider par ma blessure. Autour de moi le combat continuait, et tout le monde était beaucoup trop occupé pour que je demande de l’aide ; sans compter cette circonstance aggravante que je pouvais tomber sur un ennemi qui m’eût coupé proprement la gorge. C’est pourquoi je décidai de serrer les dents et de me débrouiller seul. En me laissant choir lentement sur le flanc sain, je mis un doigt dans la blessure pour avoir une idée de sa profondeur. J’estimai qu’elle ne dépassait pas deux pouces : le casaquin de daim méritait largement les vingt écus qu’il avait coûtés. Je pouvais respirer sans gêne et le poumon semblait indemne ; mais le sang continuait de couler et je m’affaiblissais de plus en plus. Je dois l’arrêter, me dis-je, ou il n’y aura plus qu’à commander des messes.

Partout ailleurs il eût suffi d’une poignée de terre pour former le caillot, mais ici c’était impensable. Je n’avais même pas un mouchoir propre. Toutefois, sans m’en rendre compte, j’avais gardé ma dague, puisqu’elle était là, entre mes jambes. Je taillai un morceau du pan de ma chemise que j’enfonçai dans la plaie. Cette fois, j’eus vraiment mal. La douleur fut telle que je dus serrer les dents pour ne pas crier.

J’étais sur le point de perdre connaissance. J’ai fait ce que j’ai pu, me dis-je en guise de consolation, avant de sombrer dans le gouffre noir qui s’ouvrait sous moi. Je ne pensais pas à Angelica, je ne pensais à rien. De plus en plus faible, j’appuyai ma tête contre la lisse et, soudain, il ne sembla que celle-ci bougeait. C’est sans doute ma tête qui tourne, en déduisis-je. Mais je me rendis compte alors que le bruit du combat avait diminué autour de moi, et qu’il s’était déplacé plus loin sur le pont, du côté du tillac et de la proue, où j’entendais beaucoup de cris et un grand tapage. Des hommes passèrent au-dessus de moi, me piétinant presque dans leur hâte, et se jetèrent à l’eau. Je levai la tête, stupéfait, et il me sembla que quelqu’un était monté à la vergue de la grande voile et coupait les garcettes, car celle-ci se déploya d’un coup, pour se gonfler à demi sous la brise. Alors j’esquissai un sourire stupide et heureux, car j’avais compris que nous avions gagné, que le groupe de proue avait réussi à couper la chaîne de l’ancre, et que le galion dérivait dans la nuit, en direction des bancs de sable de San Jacinto.

J’espère qu’il saura tenir bon jusqu’au bout et ne se rendra pas, pensa Diego Alatriste en se mettant de nouveau en garde. J’espère que ce chien de Sicilien aura la décence de ne pas demander quartier, parce que je vais le tuer quoi qu’il arrive, et je ne veux pas qu’il soit désarmé quand je le ferai. Éperonné par l’urgence de porter le coup final et de ne pas commettre, ce faisant, d’erreur de dernière minute, il rassembla toutes les forces qui lui restaient pour expédier à Gualterio Malatesta une série de bottes furieuses, si rapides et si brutales que le meilleur escrimeur du monde n’eût rien pu faire pour y riposter. L’autre recula en se protégeant à grand-peine ; mais il eut assez de sang-froid, lorsque le capitaine se fendit pour la dernière, pour lui envoyer un coup d’épée oblique, en haut, qui ne manqua son visage que d’un cheveu. Le répit suffit à Malatesta pour lancer un bref coup d’œil autour de lui, constater l’état des choses sur le pont et se rendre compte que le galion dérivait vers la côte.

— Je rectifie, Alatriste. Cette fois, c’est toi le gagnant.

Il n’avait pas fini de parler quand le capitaine lui toucha l’œil de la pointe de son épée. L’Italien serra les dents et poussa un gémissement, en portant le dos de sa main libre à son visage inondé de sang. Mais même ainsi, sans rien perdre de sa maîtrise de soi, il trouva encore la force de porter, en aveugle, un furieux coup de la pointe de son épée qui transperça presque le casaquin d’Alatriste, en le faisant reculer de trois pas.

— Allez en enfer ! Articula Malatesta. Toi et l’or.

Puis il poussa son épée en essayant de l’atteindre au visage, bondit dans les haubans et sauta comme une ombre dans l’obscurité. Alatriste courut à la lisse, plus rapide que le vent, mais il put seulement entendre le bruit du plongeon dans l’eau noire. Et il resta là, immobile, à regarder stupidement la mer dans les ténèbres.

— Excuse-moi pour le retard, Diego, dit une voix derrière lui.

Sebastián Copons était là, ahanant de fatigue, le foulard noué sur le front et l’épée à la main, le sang couvrant sa face comme un masque. Alatriste fit un signe de tête affirmatif, l’air encore absent.

— Beaucoup de pertes ?…

— La moitié.

— Iñigo ?

— Ça va. Une boutonnière à la poitrine… Mais l’air ne sort pas.

Alatriste acquiesça de nouveau et continua de regarder la sinistre étendue noire de la mer. Derrière lui résonnaient les cris de victoire de ses hommes et les hurlements des derniers défenseurs du Niklaasbergen égorgés à mesure qu’ils se rendaient.

Dès que le sang s’arrêta de couler, je me sentis mieux, et mes jambes recouvrèrent leur force. Sebastián Copons m’avait fait un pansement de fortune et, avec l’aide de Bartolo Chie-le-Feu, j’allai rejoindre les autres au pied de l’échelle du château. Nos hommes dégageaient le pont en balançant des cadavres par-dessus bord, après les avoir dépouillés de tous les objets de valeur qu’ils trouvaient sur eux. Le bruit que faisaient les corps en plongeant était sinistre, et je n’ai jamais pu savoir le nombre d’Espagnols et de Flamands qui moururent cette nuit-là sur le galion : quinze, vingt, ou plus. Le reste s’était jeté à la mer pendant le combat ; maintenant ils nageaient ou se noyaient dans le sillage que le galion, favorisé par la brise de nord-est, laissait derrière lui dans sa dérive vers les bancs de sable.

Sur le pont, encore glissant de sang, les corps de nos morts gisaient sous la lumière de la lanterne. Les hommes du groupe de poupe avaient eu la plus mauvaise part. Ils étaient là, immobiles, les cheveux en désordre, les yeux fermés ou ouverts, dans l’attitude où la Parque les avait surpris : Sangonera, Mascarua, le Chevalier d’Illescas et le Murcien Pencho Bullas. Guzmán Ramirez avait disparu dans la mer, et Andresito aux Cinquante agonisait en gémissant à voix basse, recroquevillé contre l’affût d’un canon, couvert du pourpoint que quelqu’un avait jeté sur lui pour masquer ses tripes qui se répandaient jusqu’aux chevilles. Enriquez le Gaucher, le mulâtre Campuzano et Saramago le Portugais s’en sortaient avec des blessures moins graves. Un autre cadavre gisait sur le pont, et je le regardai un moment, frappé de stupeur, car une telle éventualité ne m’était jamais venue à l’esprit : le comptable Olmedilla gardait les paupières entrouvertes, comme s’il avait veillé jusqu’au dernier instant à remplir ses obligations envers ceux qui lui payaient son salaire d’agent du trésor royal. Il était un peu plus pâle qu’à l’ordinaire, avec son rictus de mauvaise humeur imprimé sous la petite moustache de rat comme s’il se désolait de ne pas avoir eu le temps de tout consigner, avec encre, papier et bonne écriture, sur le document officiel habituel. Le masque de la mort rendait son aspect plus insignifiant, il était très tranquille et semblait très seul. Et l’on me rapporta qu’il était monté à l’abordage dans le groupe de proue, en grimpant aux cordages avec son attendrissante maladresse, donnant ensuite à l’aveuglette des coups de son épée qu’il tenait à deux mains et qu’il savait à peine manier, et qu’il était tombé immédiatement, sans crier ni se plaindre, pour un or qui n’était pas le sien. Pour un roi qu’il avait à peine vu de loin, qui ignorait son nom, et qui, s’il l’avait croisé sans un quelconque cabinet, ne lui eût même pas adressé la parole.

Dès qu’il me vit, Alatriste vint à moi, palpa délicatement ma blessure puis posa une main sur mon épaule. À la lumière de la lanterne, je pus voir que ses yeux étaient encore pleins du combat récent, bien loin de tout ce qui nous entourait.

— Je me réjouis de te voir, mon gars, dit-il.

Mais je sus que ce n’était pas vrai. Il s’en réjouirait peut-être plus tard, lorsque les battements de son cœur reprendraient leur rythme habituel et que tout serait de nouveau à sa place ; mais pour le moment ses paroles n’étaient que des paroles. Ses pensées étaient encore occupées par Gualterio Malatesta, et aussi par la dérive du galion vers les bancs de San Jacinto. C’est à peine s’il regarda les cadavres des nôtres, et même Olmedilla n’eut droit qu’à un bref coup d’œil. Rien ne semblait le surprendre, pas même que je fusse encore vivant, et il lui restait beaucoup à faire. Il envoya le Galant Eslava au bord sous le vent pour qu’il prévienne si nous donnions sur le banc de sable ou sur les hauts-fonds du cap, ordonna à Juan Jaqueta de rester vigilant, au cas où il resterait encore quelque ennemi caché, et rappela que personne, sous aucun prétexte, ne devait descendre aux ponts inférieurs. Qui le ferait le paierait de sa vie, dit-il d’un air sombre ; et Juan Jaqueta, après l’avoir regardé fixement, acquiesça en hochant la tête. Puis, accompagné de Sebastián Copons, Alatriste descendit dans les profondeurs du navire. Pour rien au monde je n’eusse manqué cela, aussi profitai-je des privilèges que me donnait mon état pour leur emboîter le pas, malgré la douleur que me causait ma blessure, en essayant de ne pas faire de mouvements brusques qui la feraient saigner davantage.

Copons portait une lanterne et un pistolet qu’il avait ramassé sur le pont ; et Alatriste, son épée nue. Nous parcourûmes ainsi les cabines et l’entrepont sans rencontrer personne - nous vîmes une table mise avec les mets intacts sur une douzaine d’assiettes —, et nous finîmes par arriver devant un escalier qui plongeait dans l’obscurité. Au bout, il y avait une porte fermée avec une grosse barre de fer et deux cadenas. Copons me donna la lanterne, alla chercher une hache d’abordage et, après quelques coups, la porte fut enfoncée. J’éclairai l’intérieur.

— Foutredieu, murmura l’Aragonais.

L’or et l’argent pour lesquels nous nous étions entretués sur le pont étaient là. Arrimé en guise de lest, le trésor s’entassait dans des barils et des caisses bien attachés les uns aux autres. Les lingots et les barres luisaient, pavant la cale comme un incroyable rêve doré. Dans les mines lointaines du Mexique et du Pérou, là où ne pénétrait jamais la lumière du soleil, sous le fouet des contremaîtres, des milliers d’esclaves indiens avaient laissé leur santé et leur vie pour que ce métal précieux arrive jusqu’ici et aille payer les dettes de l’empire, les armées et les guerres que l’Espagne livrait contre la moitié de l’Europe, ou accroître la fortune de banquiers, d’agents royaux, de nobles sans scrupules et, dans le cas présent, la bourse du roi lui-même. L’éclat des barres d’or se reflétait dans les yeux du capitaine Alatriste et dans ceux, écarquillés, de Copons. Et moi, j’assistais au spectacle, fasciné.

— Nous sommes idiots, Diego, dit l’Aragonais. Nous l’étions, sans nul doute. Et je vis que le capitaine acquiesçait lentement aux paroles de son camarade. Nous l’étions de ne pas hisser toutes les voiles, si nous avions su comment le faire, non en direction des bancs de sable, mais vers la haute mer, vers les eaux qui baignaient des terres habitées par des hommes libres, sans maître, sans dieu et sans roi.

— Sainte Vierge, dit une voix derrière nous.

Nous nous retournâmes. Le Brave des Galions et le matelot Suárez se tenaient sur l’escalier et contemplaient le trésor avec des yeux exorbités. Les armes à la main et portant sur le dos des sacs où ils avaient enfourné toutes les choses de valeur trouvées sur leur chemin.

— Que faites-vous ici ? demanda Alatriste.

Au ton de sa voix, quiconque l’eût mieux connu eût été immédiatement sur ses gardes. Mais ils ne le connaissaient guère.

— On se promène, répliqua le Brave des Galions avec la plus grande insolence.

Le capitaine passa deux doigts sur sa moustache. Ses yeux étaient immobiles comme des billes de verre.

— J’ai donné l’ordre que personne ne descende.

— Bah.

Le Brave fit claquer sa langue, avec une expression féroce sur son visage couvert de marques et de pustules.

— Et nous voyons maintenant pourquoi.

Il continuait de contempler le trésor qui luisait dans la cale, et l’on pouvait lire de la démence dans ses yeux. Puis il échangea un regard avec Suárez, qui avait posé son sac sur une marche de l’escalier et se grattait la tête, incrédule, abasourdi par la découverte.

— Qu’en dis-tu, camarade ? lui lança le Brave des Galions.

Il faut parler de ça avec les autres… La bonne blague ce serait que les mots moururent dans sa gorge car, sans autre préambule, Alatriste lui avait transpercé la poitrine de son épée, et si prestement que le ruffian regarda soudain, stupéfait, la lame qui ressortait déjà de la blessure. Il tomba la bouche ouverte avec un soupir désespéré, d’abord sur le capitaine qui s’écarta, puis en roulant de marche en marche jusqu’au pied d’un baril plein d’argent. En voyant cela, Suárez lança un « Mon Dieu ! » terrifié et leva le sabre qu’il tenait à la main ; mais il eut sans doute un éclair de lucidité car, brusquement, il tourna les talons et se mit à grimper l’escalier à toute allure en étouffant un hurlement de peur. Et il continua de hurler jusqu’au moment où Sebastián Copons, qui avait dégainé sa dague avant de grimper derrière lui à sa suite pour l’attraper par le pied, le faire tomber et le saisir par les cheveux, lui renversa violemment la tête en arrière pour l’égorger en moins de temps qu’il n’en faut pour dire amen.

J’assistai à la scène, stupéfait, pétrifié. Sans oser bouger le petit doigt, je vis Alatriste essuyer son épée sur le corps du Brave des Galions, dont le sang qui se répandait sur le sol allait tacher les lingots d’or empilés. Puis il fit une chose étrange : il cracha, comme s’il avait une cochonnerie dans la bouche. Il cracha comme pour lui seul, ou comme quelqu’un qui lance un juron silencieux ; et je frissonnai quand mes yeux rencontrèrent les siens, car il me regardait comme s’il ne me connaissait pas et, un instant, j’eus presque peur qu’il ne me plante aussi son épée dans le corps.

— Surveille l’escalier, dit-il à Copons.

L’Aragonais qui, lui aussi, essuyait sa dague, agenouillé près du corps inerte de Suárez, acquiesça. Puis Alatriste passa à côté de lui sans presque regarder le cadavre du matelot et remonta sur le pont. Je le suivis, soulagé de laisser derrière moi le spectacle atroce de la cale, et, une fois en haut, je vis qu’Alatriste s’arrêtait pour respirer profondément, comme s’il cherchait l’air qui lui avait manqué en bas. À ce moment, le Galant Eslava posté à la lisse cria et, presque en même temps, nous sentîmes le froissement du sable sous la quille du galion. Celui-ci s’immobilisa, le pont penché, et les hommes désignèrent les lumières qui bougeaient sur la terre ferme et venaient à notre rencontre. Le Niklaasbergen venait de s’échouer sur les bancs de San Jacinto.

Nous allâmes à la lisse. On entendait un bruit de rames dans l’obscurité, une file de lumières s’avançait vers l’extrémité de la langue de sable, et les lanternes faisaient pâlir l’eau sous le galion. Alatriste jeta un coup d’œil sur le pont.

— On part, dit-il à Juan Jaqueta. Celui-ci eut un moment d’hésitation.

— Où sont Suárez et le Brave des Galions ? Questionna-t-il, inquiet. Pardonnez-moi, capitaine, mais je n’ai pu éviter… — Il s’interrompit tout de suite, en observant avec beaucoup d’attention mon maître sous la lumière du tillac.

— Excusez-moi… J’aurais dû les tuer, pour les empêcher de descendre.

Il se tut un instant.

— Les tuer, répéta-t-il tout bas, d’une voix mal assurée.

C’était plus une interrogation qu’autre chose. Mais elle resta sans réponse. Alatriste continuait de regarder autour de lui.

— Nous quittons le navire, dit-il en s’adressant aux hommes du pont. Occupez-vous des blessés.

Jaqueta l’observait toujours. Il semblait attendre une réponse.

— Que s’est-il passé ? demanda-t-il, la mine sombre.

— Ils ne viendront pas.

Il s’était retourné pour lui faire face, très froid et très calme. L’autre ouvrit la bouche, mais finalement il ne dit rien. Il resta ainsi un moment puis se tourna vers les hommes en les pressant d’obéir. Les barques et les lumières se rapprochaient, et les nôtres commencèrent à descendre par l’échelle vers la langue de sable que la marée basse laissait à découvert sous le galion. Bartolo Chie-le-Feu et le mulâtre Campuzano, dont le pansement au front ressemblait à un turban, descendirent en soutenant Enriquez le Gaucher dont le nez cassé saignait beaucoup et qui avait plusieurs mauvaises entailles aux bras. Pour sa part, Ginesillo le Mignon aidait Saramago qui avait reçu un pouce et demi de fer dans une cuisse et boitait.

— Ils ont failli me faire sauter les génitoires, se plaignait le Portugais.

Les derniers furent Jaqueta, qui, auparavant, ferma les yeux de son compère Sangonera, et le Galant Eslava. Quant à Andresito aux Cinquante, personne n’eut à s’occuper de lui, car cela faisait un moment qu’il était mort. Copons apparut en haut de l’escalier de la cale et se dirigea vers la lisse sans regarder personne. Au même instant, on vit apparaître au-dessus de celle-ci la tête d’un homme en qui je reconnus le propriétaire de la moustache rousse que j’avais vu la veille en conférence avec le comptable Olmedilla. Armé jusqu’aux dents, il portait toujours ses habits de chasseur ; d’autres arrivaient derrière lui. Malgré leur déguisement, tous avaient l’allure de soldats. Avec une froide curiosité d’hommes aguerris, ils passèrent en revue les corps gisants des nôtres, le pont maculé de sang, et l’homme à la moustache rousse resta planté un moment devant le cadavre d’Olmedilla. Puis il se dirigea vers le capitaine.

— Comment est-ce arrivé ? S’enquit-il en désignant le corps du comptable.

— C’est arrivé, dit laconiquement Alatriste. L’autre le regarda longuement et avec beaucoup d’attention.

— Bon travail, reconnut-il enfin d’un ton neutre.

Alatriste ne répondit pas. D’autres hommes surgissaient encore de derrière la lisse, fortement armés. Certains portaient des arquebuses, mèches allumées.

— Je prends possession du navire, dit l’homme à la moustache rousse. Au nom du roi.

Je vis que mon maître acquiesçait et le suivis en direction de la lisse derrière laquelle, déjà, Sebastián Copons disparaissait. Alors Alatriste se tourna vers moi, l’air encore absent, et me passa un bras sous les aisselles pour m’aider. Je m’appuyai sur lui, en sentant sur ses vêtements l’odeur de cuir et de fer mêlée à celle du sang des hommes qu’il venait de tuer. Il descendit ainsi l’échelle en me soutenant avec beaucoup de sollicitude, jusqu’à ce que nous eussions pris pied sur le sable. L’eau nous arrivait aux chevilles. En continuant de marcher vers la plage, nous eûmes bientôt de l’eau jusqu’à la taille, ce qui enflamma douloureusement ma blessure. Et bientôt, le capitaine me soutenant toujours, nous arrivâmes sur la terre ferme où les nôtres se rassemblaient dans l’obscurité. Tout autour, il y avait d’autres hommes en armes, et aussi les formes confuses de beaucoup de mules et de chariots prêts à charger le contenu des cales du navire.

— Sur ma foi, dit quelqu’un, nous avons bien gagné notre salaire.

Ces mots, prononcés d’un ton joyeux, brisèrent le silence et la tension du combat qui n’était pas encore retombée.

Comme toujours après l’action — je l’avais vu maintes et maintes fois dans les Flandres —, les hommes se mirent peu à peu à parler, d’abord isolément, par phrases brèves, plaintes et soupirs. Puis plus librement. Vinrent enfin les jurons, les rires et les fanfaronnades, les « Par la mort Dieu et le sang du Christ, j’ai fait ceci ou Untel a fait cela ». Certains reconstituaient les épisodes de l’abordage ou s’intéressaient à la manière dont était mort tel ou tel compagnon. Je n’entendis pas regretter la mort du comptable Olmedilla : ce personnage sec et vêtu de noir ne leur avait jamais été sympathique, et puis cela sautait aux yeux qu’il n’était pas de la confrérie. Aucun des hommes présents ne l’eût convié à porter un cierge à son propre enterrement.

— Et le Brave des Galions ? S’enquit un homme. Je ne l’ai pas vu crever.

— Il était vivant à la fin, dit un autre.

— Le matelot n’est pas non plus descendu du bateau, ajouta un troisième.

Personne ne sut donner d’explications, ou alors ceux qui pouvaient en donner se turent. Il y eut quelques commentaires à mi-voix ; mais en fin de compte le matelot Suárez ne comptait pas d’amis dans cette bruyante compagnie, et le Brave était haï de la plupart. En réalité, personne ne regrettait leur absence.

— On touchera davantage, je suppose, fit remarquer un homme.

Quelqu’un partit d’un rire grossier, considérant la question comme réglée. Et je me demandai — sans grandes hésitations quant à la réponse — si, à supposer que je fusse resté sur le pont, froid et raide comme un thon salé, j’eusse reçu la même épitaphe. Je voyais, tout près, l’ombre muette de Juan Jaqueta ; et bien qu’il fût impossible de distinguer son visage, je sus qu’il regardait le capitaine Alatriste.

Nous poursuivîmes notre chemin jusqu’à une auberge voisine, où tout avait été préparé pour que nous y passions la nuit. Il suffit à l’aubergiste — gent fort friponne en tout lieu — de voir nos têtes, les pansements et les armes, pour devenir aussi empressé et obséquieux que si nous eussions été grands d’Espagne. De sorte qu’il y eut du vin de Xérès et de Sanlúcar pour tout le monde, du feu pour sécher les vêtements et des mets abondants dont nous ne laissâmes pas une miette, car tout ce carnage nous avait creusé l’estomac. Les pichets et le cabri rôti se rendirent sans conditions au bras séculier, et nous terminâmes en rendant hommage aux camarades morts et aux étincelantes pièces d’or que chacun vit empiler devant lui sur la table, apportées avant l’aube par l’homme aux moustaches rousses qu’accompagnait un chirurgien qui soigna nos blessés, nettoya ma côte cassée en me faisant deux coutures sur la plaie, avant d’y appliquer un onguent et un pansement neuf et propre. Peu à peu, les hommes s’endormirent dans les vapeurs du vin. De temps à autre, le Gaucher ou le Portugais se plaignaient de leurs blessures, ou l’on entendait les ronflements de Copons, qui dormait sur une natte avec la même sérénité que celle que je lui avais vue dans la boue des tranchées des Flandres.

Quant à moi, la douleur de ma blessure m’empêcha de trouver le sommeil. C’était la première de ma vie, et ce serait mensonge de nier que cette douleur me procurait un orgueil inconnu et inexprimable. Aujourd’hui, avec le passage des ans, j’ai d’autres marques dans le corps et dans la mémoire ; celle-là n’est juste qu’un trait presque imperceptible sur ma peau, minuscule en comparaison de celle de Rocroi, ou de celle que me fit la dague d’Angelica d’Alquézar ; mais je passe parfois les doigts dessus et je me souviens, comme si c’était hier, de la nuit sur la barre de Sanlúcar, de la mêlée sur le pont du Niklaasbergen et du sang du Brave des Galions tachant de rouge l’or du roi. Je n’oublie pas non plus le capitaine Alatriste, tel que je le vis ce matin-là où la douleur m’empêchait de dormir : assis sur un tabouret, dos au mur, regardant l’aube grise pénétrer par la fenêtre, buvant du vin lentement et méthodiquement, comme je l’ai vu faire si souvent, jusqu’au moment où ses yeux semblèrent devenir de verre opaque, son profil aquilin s’inclina doucement sur sa poitrine et où le sommeil, une léthargie semblable à la mort, s’empara de son corps et de sa conscience. Et j’avais vécu assez longtemps avec lui pour deviner que, même dans ses rêves, Diego Alatriste continuait de se déplacer dans ce désert personnel qu’était sa vie, taciturne, solitaire et égoïste, fermé à tout ce qui n’était pas l’indifférence lucide de l’homme qui sait combien est étroite la distance qui sépare la vie de la mort. De l’homme qui tue par métier pour conserver sa peau, pour manger à sa faim. Pour suivre, résigné, les règles de l’étrange jeu : le vieux rituel auquel les êtres comme lui se voient condamnés depuis que le monde existe. Le reste, haine, passions, drapeaux, n’avait rien à voir avec cela. Il eût été plus supportable, sans doute, qu’au lieu de l’amère lucidité qui imprégnait chacun de ses gestes, chacune de ses pensées, le capitaine Alatriste eût joui des dons magnifiques de la stupidité, du fanatisme ou de la méchanceté. Parce que seuls les stupides, les fanatiques et les canailles vivent libres de rêves, ou de remords.